Diriger est considéré comme un art. Et l’on cherche toujours à comprendre d’où vient cette capacité de certains à mobiliser ceux qui les suivent, alors que d’autres vont sembler manquer de cet ingrédient que l’on pourrait appeler l’autorité.
On peut aller chercher de l’inspiration dans les livres de management et les biographies de contemporains célèbres. Mais on peut aussi aller s’inspirer plus loin dans l’histoire, avec les auteurs grecs et latins, comme un retour aux sources, car finalement la plupart de livres de management n’en disent pas beaucoup plus la plupart du temps.
C’est ce que fait Charles Senard, docteur en études latines et diplômé de l’Essec, dans un excellent recueil, « Imperator – Diriger en Grèce et à Rome ».
En parcourant ces auteurs, il distingue les neuf compétences, comme autant de muses, qui caractérisaient les dirigeants de la Grèce et de Rome.
Allons-y voir, citations à l’appui.
1. DÉVELOPPER UNE VISION
Cela consiste à garder le cap, la vision étant une certaine idée de l’avenir vers lequel il convient de tendre, mais cela peut être aussi une direction plus abstraite qui se dit alors par des mots comme richesse, liberté, honneur ou gloire. Dans l’Antiquité, cette vision peut être réellement apportée par une apparition surnaturelle (ce dont les dirigeants contemporains parlent moins).
Citons le discours de Sergius Catilina ( 108-63 av. J.C) qui entraîne ses soutiens à la conquête des élections consulaires ; (on dirait du Macron) :
Eh bien alors, réveillez-vous ! La voici, oui la voici, cette liberté que vous avez tant souhaitée : et, avec elle, richesses, honneur, gloire, sont devant vos yeux. Telle est la récompense que la Fortune propose aux vainqueurs. Plus que mon discours, la situation, le moment, le danger, la misère, la magnificence du butin vous exhortent à l’action. Servez-vous de moi comme général ou comme soldat; mon cœur et mes bras sont à vous. Voilà le dessein qu’une fois consul j’espère réaliser avec vous
2. FAIRE PREUVE DE JUGEMENT
C’est cette capacité à analyser et à juger d’une situation avant de décider des actions à prendre. Cela nécessite de prendre le temps de la réflexion et de savoir écouter l’avis des autres
Plutarque nous a laissé pour ça son traité, « Comment écouter » :
L’homme qui a pris l’habitude d’écouter en se contrôlant et avec retenue reçoit et garde en lui les paroles profitables, discerne et reconnaît mieux au passage les paroles inutiles ou fausses ; il se montre épris de vérité, et non épris de disputes ni emporté et querelleur. Aussi certains ont-ils bien raison de dire qu’il faut expulser des jeunes gens les fumées de la présomption et de l’orgueil plus que des outres l’air qu’elles contiennent quand on veut verser en eux quelque chose d’utile, car autrement la suffisance et la vanité dont ils sont gonflés les empêchent de le recevoir.
3. DÉCIDER
S’il convient de ne pas être impulsif, il faut néanmoins finir par décider. Les croyances antiques amenaient les dirigeants à consulter les dieux et les oracles pour aider à la décision. (Ils sont remplacés aujourd’hui parfois par les consultants…).
Mais pour trancher, comment ne pas rappeler Alexandre le Grand qui, quand il prit la ville de Gordion, en Phrygie, trouva sur l’acropole un char à bœufs dont le timon était attaché par un nœud inextricable. Un oracle avait prédit que quiconque pourrait défaire ce nœud régnerait sur toute l’Asie. Ainsi le raconte Quinte Curce, historien du Ier siècle apr. J.C, qui raconte la vie d’Alexandre le Grand :
Alexandre lutta longtemps contre le secret de ces nœuds. « Peu importe, dit-il alors, la façon de les défaire », et, de son épée, il rompit toutes les courroies, éludant ainsi la prédiction de l’oracle – ou la réalisant.
4. ORGANISER ET CONTRÔLER L’EXÉCUTION DES TÂCHES
Une fois les décisions prises, reste à s’assurer qu’elles sont bien appliquées. C’est là que les décisions se traduisent en objectifs concrets et clairs pour tous, et les rôles et responsabilités distribués.
Salluste ( 86-35 av. J.C) historien de la Guerre de Jugurtha, raconte la réorganisation des troupes par le général romain Mellus :
Pendant la marche, on le voyait tantôt en tête, tantôt en queue, souvent au centre, observant que personne ne sortit du rang, qu’on marchât serré autour des enseignes, que le soldat portât ses armes et ses vivres. C’est ainsi qu’en prévenant les fautes plutôt qu’en les punissant, il eut bientôt rétabli le moral de l’armée.
5. INSPIRER CONFIANCE
On parle là du charisme des dirigeants, cette qualité qui donne envie de les suivre, et de surpasser pour aller jusqu’au bout. Pour ceux de l’Antiquité, on parlera de courage, d’expérience, d’assurance, mais aussi d’intégrité et de générosité pour César.
Plutarque, dans son récit de la vie d’Alexandre raconte cet épisode avant de partir pour une expédition. Alexandre » ne s’embarqua pas avant de s’être enquis de la situation de ses compagnons et d’avoir donné à l’un une terre, à l’autre un village, à tel ou tel le revenu d’un bourg ou d’un port ». C’est alors que Perdiccas lui dit :
Mais pour toi, roi, que gardes-tu ? – L’espérance, répondit Alexandre. – Eh bien, repris Perdiccas, nous la partagerons avec toi, nous, tes compagnons d’armes ». Perdiccas refusa donc la propriété qui lui était assignée sur la liste, et plusieurs amis en firent de même. Mais à tous ceux qui acceptaient ou sollicitaient ses présents, Alexandre les accordait.
6. PERSUADER
L’art de la parole et l’éloquence sont au cœur de la culture antique. Le but est de convaincre et d’enflammer l’auditoire. Pour cela il n’est pas nécessaire de faire de longs discours. Une formule courte peut aussi marquer les esprits.
Comme cette célèbre citation de César lors de la victoire contre le roi du Pont, lors la bataille de Zéla (47 av. J.C), et rapportée par Plutarque :
En annonçant à l’un de ses amis de Rome, Matius, cette bataille si vivement et si rapidement gagnée, il écrivit ces trois mots : Veni, Vidi, vici – Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu.
7. DONNER L’EXEMPLE
Pour motiver les troupes, il faut donner de sa personne, et c’est ce qui fait l’éloge des grands chefs de l’Antiquité.
Citons le discours que Xénophon (428-354 av. J.C) adresse aux chefs subsistant d’une expédition, après que les principaux généraux de l’armée ont été capturés par les Perses :
Or, sachez bien une chose : réunis comme vous l’êtes maintenant, en si grand nombre, vous avez une occasion définitive. Ces soldats ont tous les yeux tournés vers vous : s’ils vous voient découragés, tous seront des lâches ; si vous vous préparez ostensiblement à attaquer vous-même l’ennemi, si vous y encouragez les autres, sachez bien qu’ils vous suivront et qu’ils s’efforceront de vous imiter. Aujourd’hui que c’est la guerre, c’est aussi pour vous un devoir de l’emporter sur leur multitude, de veiller à leur salut, de vous donner du mal en toute occasion pour eux.
8. FAVORISER LA COLLABORATION
Il s’agit ici de veiller à ce que les collaborateurs travaillent le plus en harmonie possible. Et oui, les méthodes collaboratives, c’était déjà un sujet dans l’Antiquité.
Une anecdote pour illustrer : le bataillon sacré. C’était à Thèbes un corps d’élite dont les membres, choisis parmi des familles nobles, avaient pour mission de défendre Thèbes contre l’armée de Sparte. Nous sommes en 387 av. J.C. Il eut pour chef Pélopidas, qui conduisit Thèbes au zénith de sa puissance.
L’originalité de ce corps d’élite est qu’il était composé de 150 couples d’amants, chaque membre ainsi lié à l’autre par de puissants liens émotionnels d’amour et de loyauté. Cela garantissait que chacun serait prêt à se battre jusqu’au bout. À la bataille de Chéronnée, en 338, le bataillon sacré se bat jusqu’à la mort.
Plutarque raconte la Vie de Pélopidas dans ses « Vies parallèles » :
Une troupe formée de gens qui s’aiment d’amour possède une cohésion impossible à rompre et à briser. Là, la tendresse pour l’aimé et la crainte de se montrer indignes de l’amant les font rester fermes dans les dangers pour se défendre les uns les autres. Et il n’y a pas lieu de s’en étonner, s’il est vrai que l’on respecte plus l’ami, même absent, que les autres présents.
9. GÉRER LES CONFLITS
Pour apaiser les querelles dans les équipes, il s’agit de trouver l’équilibre entre la fermeté et le souci de se montrer compréhensif.
C’est Virgile, dans l’Enéide, qui compare Neptune apaisant les flots qui sont sur le point de détruire la flotte d’Enée à un chef apaisant la révolte d’un peuple :
On voit souvent, dans un concours de peuple, l’émeute éclater : le bas peuple est déchaîné, déjà volent pierres et brandons, la rage fait arme de tout ; mais alors, si apparaît un homme auquel sa piété et ses mérites donnent beaucoup de poids, le silence se fait, on s’arrête, on est tout oreilles ; il parle et sa parole gouverne les esprits, adoucit les cœurs. De même est retombé tout le fracas de la mer, maintenant que, sur son char, le vénérable Neptune a les yeux sur l’étendue des flots, dirige ses chevaux sous un ciel dégagé et lâche les rênes à leur vol docile.
Apprendre de l’Antiquité, pour les managers et dirigeants d’aujourd’hui, chefs de projets, chefs d’équipe, c’est comme revenir aux sources.
Et se laisser inspirer par ces neuf muses bienveillantes qui nous apprennent le leadership.
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