Il semblerait que les valeurs dites féminines – dialogue, empathie, compassion… – soient appelées à remplacer les valeurs qualifiées de « viriles » en entreprise. Vraiment ? L’analyse du spécialiste Philippe Schleiter.
Et si les suites de l’affaire Weinstein n’étaient que le nouvel épisode d’un processus plus profond de mise en cause radicale des valeurs masculines ? Après une légitime phase de revendication égalitaire et de dénonciation du harcèlement, certains s’inquiètent en effet que le féminisme ne prenne un virage sectaire visant à libérer non seulement les femmes mais la société de tout vestige de virilité. Bien entendu, l’entreprise n’est pas épargnée par ce combat du bien contre le « mâle ». D’une certaine façon, elle a même été à l’avant-garde en proclamant, depuis une décennie, que les valeurs féminines sont l’avenir du management. Mais il s’agit là d’une idée reçue. En effet, lorsqu’elles ne se caricaturent pas en vulgaire machisme, les vertus viriles sont plutôt plébiscitées dans la société et dans l’entreprise, aussi bien par les hommes que par les femmes.
« Les valeurs féminines sont de plus en plus souvent à l’honneur dans les nouvelles organisations […]. L’exercice du pouvoir et le rapport à l’autorité sont en pleine mutation. Si les valeurs masculines fondent leur autorité sur le statut, sur le territoire et sur la force physique et matérielle, l’autorité féminine, elle, s’exprimera en termes d’influence, de leviers d’action indirects, de recours à la force psychologique. » C’est ainsi que Dominique Reiniche, alors patronne de la division Europe de Coca-Cola, présentait la révolution que constitue à ses yeux l’ascension des valeurs féminines, dans l’ouvrage de Mike Burke et Pierre Sarda Émergence des valeurs féminines dans l’entreprise. Une révolution en marche (éditions De Boeck, 2007).
Chef de guerre
Un simple tour d’horizon de la littérature managériale suffit à valider ce constat : les notions d’autorité, de compétition ou de force s’effacent progressivement devant les notions de dialogue, d’empathie ou de compassion. Est-ce à dire que, paraphrasant Aragon, la « manageure » est l’avenir du manager ? Et que, toute considération de genre mise à part, les valeurs viriles sont appelées à disparaître en raison de leur archaïsme ? Rien n’est moins sûr. Car, au-delà des discours convenus, de nombreux signes témoignent d’un retour en grâce des valeurs masculines dans l’ensemble de la société.
Ainsi, n’est-il pas révélateur que les rares moments dans lesquels le président Hollande ait bénéficié d’un regain de popularité aient été ceux où il a revêtu les habits de chef de guerre ? Un phénomène qui se prolonge avec son successeur. Son retour à un style souverain séduit si fortement qu’il conduit Philosophie Magazine à faire le constat que « l’autorité, on la réclame aujourd’hui après l’avoir détestée » (septembre 2017). Une tendance qui se propage à l’entreprise : ce magazine a ainsi carrément proposé à ses lecteurs d’ »oser l’autorité comme Emmanuel Macron« .
La proie des molosses
Le président impose ainsi son style, certes. Mais il répond surtout à une puissante demande sociale dont témoigne, parmi d’autres phénomènes, la popularité croissante dont jouit, dans notre pays, le rugby. Un phénomène tout sauf anodin car, comme l’écrit l’ancien entraîneur Daniel Herrero dans son Dictionnaire amoureux du rugby (Plon, 2015), « le rugby n’est pas un sport comme les autres. C’est le seul sport collectif où la conquête du ballon passe par le corps-à-corps, l’affrontement direct. Celui qui a le ballon dans ses mains devient la proie potentielle de quinze molosses prêts à tout pour l’arrêter. Ce rapport agressif à l’autre, qui est au coeur du jeu, fait du courage la valeur suprême ». L’engouement pour le rugby révèle donc une vérité de moins en moins taboue : dans notre civilisation surprotégée, l’être humain garde au fond de lui une attirance un peu barbare pour le défi, la compétition et même pour l’affrontement. Et, contrairement à une idée reçue, cette attirance n’est pas l’apanage de machos un peu bornés à front bas.
Voici quelques années, L’Esprit rugby. Pour un autre leadership(Pearson, 2007), ouvrage de Pierre Villepreux et Vincent Lafon suggérant de s’inspirer du rugby pour renouveler le leadership, n’avait-il pas bénéficié des témoignages de personnalités aussi diverses que Claude Bébéar, François Chérèque, Bertrand Delanoë et Michèle Alliot-Marie ? L’entreprise doit-elle se pincer le nez devant cette réalité, voire rééduquer ses membres pour qu’ils abandonnent leurs mauvais penchants ? Il est peu probable que ces efforts portent leurs fruits. On peut même redouter que cela conduise à un violent retour du refoulé sous la forme de ce que l’on pourrait appeler le « syndrome Fight Club », en référence au film de David Fincher, sorti en 1999, dans lequel un cadre créait un club de combats clandestins pour conjurer l’ennui de sa vie professionnelle.
Dans une récente étude, Bernard Cova, chercheur à la Kedge Business School, observe que « s’infliger une souffrance est une conduite de plus en plus répandue chez les cadres occidentaux, non seulement dans les courses à obstacles mais aussi dans les sports de combat » (Harvard Business Review, décembre 2017). Il relate ainsi le succès insensé de la though mudder, une course d’obstacles inspirée des forces spéciales britanniques, auprès « des employés passant de longues journées face à leur ordinateur dans des bureaux climatisés ». Leur objectif : retrouver les émotions bannies d’un univers trop monotone, normé et aseptisé.
Des forces archaiques
Le management étant avant tout un art de compréhension de la nature humaine, mieux vaut donc reconnaître que les êtres humains – aussi bien les femmes que les hommes – ne sont pas que raison. Ils sont également mus par de puissantes forces archaïques : ils apprécient les vertus immémoriales que sont l’esprit d’équipe et l’envie de conquête, ils respectent le courage et la prise de risque, saluent l’engagement, et savent que la coopération est plus joyeuse quand elle prend la forme de la camaraderie. Voilà pourquoi on peut parier qu’aucune mode managériale ne viendra à bout de ces vertus. Et si c’est l’adjectif « viril » ou « masculin » qui pose problème, alors appelons-les plutôt « valeurs épiques ». Car, bien loin d’une vaine guerre des sexes, tel est l’enjeu : redonner au travail toutes les couleurs et les saveurs de la vie, même les plus pimentées !
Par Philippe Schleiter, directeur associé du cabinet Delta Lead, spécialisé dans l’accompagnement des entreprises dans la transformation et le changement, notamment en période de crise. Il est aussi l’auteur de Management : le grand retour du réel, 15 cartouches pour ne pas être démuni (VA Press, 2017).