Pour devancer ses concurrents, il ne suffit pas de produire vite et bien, ni de se positionner de manière judicieuse sur les marchés. Il faut également décliner la stratégie en objectifs opérationnels, organiser le travail de manière efficiente, évaluer les résultats obtenus… Bref, il faut manager. Aujourd’hui, le management est aussi source d’avantage concurrentiel ; le manager devient une ressource humaine digne d’investissement et le développement managérial un volet à part entière de la GRH.
Si, à coup de chartes et référentiels, les entreprises sont à la recherche du manager idéal, celui-ci reste une abstraction, souvent un modèle inatteignable. Mais aussi un arbre qui cache une forêt, car, à force de courir en vain après cet idéal, les entreprises oublient l’essentiel : on peut être en situation de management et ne pas manager. La véritable question n’est pas : quel est le profil du manager idéal ? mais : comment faire en sorte qu’une personne en situation de management devienne manager ?
Du travail à la performance
Le manager fait du management. Et le management, alors, qu’est-ce donc ? Ce que fait le manager ! Nous voilà bien avancés. Tout questionnement sur le manager nécessite une interrogation préalable, même succincte, sur le management.
Le terme management a probablement la même racine latine que ménagement, mot français du xvie siècle, dérivé de ménager qui signifie disposer, régler avec soin et adresse, précise le Petit Robert. Son étymologie est plus claire que sa signification actuelle. Il est en effet employé à présent de multiples manières : pour qualifier une activité professionnelle (les managers font du management), un ensemble de personnes (à propos de sa garde rapprochée, le directeur général ne parle-t-il pas de son management ?), un corpus de connaissances ou encore des techniques. Utilisé seul, il est aussi accolé à d’autres : management des compétences, des stocks, du changement, par projet… voire « enrichi » de divers attributs ou épithètes comme situationnel, participatif, transverse, global… La liste pourrait être poursuivie sur plusieurs pages sans épuiser le sujet. Une chose est sûre, la profusion témoigne d’abord de la confusion.
Les points forts
Bien des managers, en particulier dans les entreprises françaises, ne managent pas grand-chose.
Car on ne s’institue pas manager, on le devient, et ce cheminement ne repose pas seulement sur l’acquisition de connaissances et de techniques, c’est surtout un processus de transformation psychologique.
Cet apprentissage se nourrit d’abord de l’expérience, mais celle-ci ne suffit pas. Il lui faut un accompagnement qui lui permette une interrogation fructueuse sur sa pratique.
Le terme est tellement galvaudé qu’on oublie l’essentiel : le management est une fonction qui vise à transformer du travail en performance. En effet, nous en avons tous fait l’expérience, si on peut difficilement être performant sans travailler, on peut très bien travailler, même beaucoup, sans être performant. Les services les plus efficaces ne sont pas forcément ceux où l’on fournit le plus d’efforts. Dans certains, on s’agite beaucoup pour un résultat médiocre, des prestations dont l’utilité ou la qualité sont insuffisantes au regard de l’énergie dépensée. Par exemple, les rapports en tout genre que les destinataires ne lisent pas sont légion. Les réunions où chacun se doit d’être, qui s’éternisent mais n’aboutissent pas, n’ont rien d’exceptionnel. Certains rituels professionnels demandent du temps et de l’énergie pour seulement « faire tourner la machine ».
Faire faire et performance : deux mots clés au cœur du management. Dans un groupe d’individus, au-delà d’une certaine taille, à partir d’un certain volume d’activité… il vaut mieux un « barreur » qu’un « rameur » supplémentaire : la performance obtenue est meilleure. Le problème n’est pas propre à l’entreprise. Deux amis organisent une fête pour l’anniversaire d’un troisième : l’un s’occupe des plats et de la boisson, l’autre de la salle, des invitations et de la musique. Pour se coordonner, ils se rencontrent régulièrement. Mais que se passe-t-il dans le cas d’une fête plus importante à l’organisation de laquelle participent non plus deux mais dix amis ? Assez rapidement l’un d’eux se charge de répartir le travail entre les neuf autres, de le coordonner et de contrôler qu’il est correctement réalisé. Sinon, il y a un risque non négligeable que personne ne s’occupe des disques, que les convives aient beaucoup trop à boire et pas assez à manger.
Le management n’est pas né avec l’organisation scientifique du travail au début du xxe siècle, comme on le croit trop souvent. Non, Frederick Taylor n’est pas l’inventeur du management! Ce dernier remonte à la nuit des temps. Les textes sumériens, grecs, romains ou égyptiens en portent des traces. Le management est concomitant à l’action collective finalisée. Dès que plusieurs personnes se sont réunies pour produire un résultat qu’elles ne pouvaient atteindre séparément, dès que des individus se sont rassemblés pour obtenir une performance supérieure à celle de chacun pris isolément, le besoin de management est apparu. Le sujet est déjà d’actualité deux mille ans avant Jésus-Christ, lors de la construction des pyramides en Egypte.
Le manager idéal, une licorne
Le manager transforme le travail de ses collaborateurs en performance. Comment remplit-il cette fonction ? En effectuant des opérations (planifier, organiser, animer et contrôler), proposent certains, en tenant des rôles (relationnels, informationnels, décisionnels), expliquent d’autres. Y a-t-il plusieurs manières de manager ? Incontestablement ! Depuis les travaux de l’université du Michigan dans les années 50, on différencie les styles de management selon deux axes : l’importance que le manager accorde aux tâches à réaliser d’une part, celle qu’il attache aux relations humaines d’autre part. Un style est dit directif quand le manager se concentre beaucoup sur les tâches, peu sur les relations. Il est dit convivial dans le cas contraire.
Le profil du manager idéal, celui que les entreprises recherchent, celui auquel aspire chaque personne en situation de management, a évolué au cours du temps. Il est d’abord associé à un style de management en particulier. Le manager idéal est celui qui fait tout à la fois : il valorise beaucoup les tâches et, en même temps, les relations. Par la suite, le management sera perçu comme contingent : chaque style est plus ou moins adapté à un contexte particulier, aucun n’est meilleur dans l’absolu ; le manager idéal devient alors celui capable de changer de style au gré des situations. L’idéal n’est plus un style en particulier, mais la capacité à en changer, indépendamment de toute prédisposition personnelle, évidemment.
Le manager idéal, quel que soit son profil, est une licorne, qui n’existe que dans la mythologie. Dans la réalité, les vaches ont des cornes, pas les chevaux. Ce manager idéal est une construction de l’esprit, mais aussi un leurre. En se focalisant sur lui, on finit par faire l’impasse sur l’essentiel : la responsabilité managériale ne fait pas automatiquement le manager. Dit autrement, on peut être en situation de management et ne pas manager : laisser faire, dit-on couramment. Dès les années 30, Kurt Lewin nous mettait en garde : le laisser-faire est moins efficace que n’importe quel style de management.
Le manager qui laisse faire est loin de faire exception. C’est même l’un des grands maux des entreprises françaises. Elles connaissent un déficit de management préjudiciable à leur performance parce qu’une partie non négligeable de leurs managers ne managent pas vraiment. Ils n’en ont pas toujours les moyens, soit. Mais ils n’y sont souvent pas préparés. Or, on ne devient pas manager du jour au lendemain.
La managérialité, processus émotionnel
Au moment de la naissance d’un premier enfant, soudainement, on devient père ou mère. L’enfant est là, il faut s’en occuper. Mais y est-on prêt ? Combien de temps faut-il pour l’être réellement ? Il y a une différence entre avoir un enfant et être parent. Pour l’exprimer, les psychologues ont inventé un mot nouveau, la parentalité : processus psychologique par lequel une personne devient parent. C’est la même chose avec le management. La managérialité est le processus psychologique par lequel une personne devient manager. Les responsabilités lui tombent dessus du jour au lendemain. Mais, à coup sûr, elle n’est pas subitement devenue manager. Il y a aussi une différence entre faire du management et être manager. Une fois nommé à un poste de responsabilité managériale, on commence à faire du management. Devenir manager est plus long. Certaines personnes ne le deviennent même jamais.
Transformation psychologique. Devenir manager ne se réduit pas à l’acquisition de connaissances ou à la maîtrise de techniques particulières. C’est un véritable processus de transformation psychologique. Le changement ne se situe pas seulement au niveau de ce que le manager fait. Il concerne aussi ce qu’il est. Pourquoi la première année de management est-elle une période d’intense introspection et de développement personnel ? La situation de management révèle au manager des choses sur lui qu’il ne savait pas forcément. Son ego est plus important que ce qu’il pensait ; il maîtrise beaucoup moins bien ses émotions qu’il ne le croyait ; il a un besoin de tout contrôler qui lui avait échappé ; une empathie beaucoup moins importante que ce qu’il avait bien voulu s’avouer à lui-même jusque-là.
Le manager apprend des choses sur lui parce que les problèmes qu’il résout le conduisent à mobiliser de nouvelles ressources. Celles-ci sont liées au vouloir faire (l’intention, la volonté, la motivation…), au savoir-faire (les connaissances, les compétences…), mais surtout au pouvoir faire. Ce dernier comporte une double dimension : organisationnelle et individuelle. Il faut que le manager ait les moyens d’atteindre les performances dont il est responsable. C’est le principe organisationnel de la parité. L’autorité formelle déléguée, celle attachée à sa fonction, doit lui donner le pouvoir de prendre et de faire exécuter les décisions concernant les responsabilités qui lui sont attribuées. La dimension individuelle du pouvoir faire renvoie, elle, à des capacités psychologiques mobilisées par deux caractéristiques des situations de management en particulier : le faire faire et l’exercice de l’autorité.
Au clair avec son ego. Pour apprendre à faire faire, il faut commencer par désapprendre à faire. Cela nécessite de changer ses habitudes, mais aussi, et peut-être surtout, d’être au clair avec son ego. Il faut que le manager accepte qu’un de ses collaborateurs puisse faire mieux que lui, qu’il supporte de ne pas être irremplaçable… Il lui faut renoncer à sa toute-puissance, passer du stade de l’indépendance à celui de l’interdépendance, disent les psychologues. Il y a toujours beaucoup de fausses bonnes raisons pour continuer à faire soi-même : je le ferai plus vite moi-même ; cela sera mieux fait si c’est moi qui le prends en charge ; je suis seul à en être capable ; si je ne le fais pas moi-même, je vais perdre mon pouvoir ; la reconnaissance va m’échapper… Un bon manager, dit-on couramment, c’est quelqu’un qui n’hésite pas à recruter des personnes « meilleures » que lui. Cela exige une confiance en soi suffisante pour ne pas se sentir menacé par quelqu’un qui possède des compétences qu’on n’a pas.
La culpabilité, ennemi numéro un. L’exercice de l’autorité ne va jamais de soi. Il faut en être capable au sens psychologique du terme, ne pas avoir trop de choses à se reprocher notamment. Sans quoi, par culpabilité, on l’exerce mal, à moitié ou par défaut. Le premier ennemi du manager, c’est bien sa propre culpabilité. Même en étant au clair avec soi-même, faire la différence entre être respecté et être aimé, entre construire des relations de coopération et des relations amicales… n’est pas immédiat. Il faut du temps pour admettre qu’un désaccord sur ses idées n’est pas forcément une atteinte, voire une négation de son autorité. Le manager doit apprendre que ses collaborateurs peuvent avoir un point de vue différent du sien ; qu’en l’exprimant, ils cherchent à lui faire part de leur opinion, pas forcément à remettre en cause son autorité. A l’opposé, il peut confondre autorité et autoritarisme. Dans ce cas, il devient autocrate, quelqu’un qui domine les autres, qui cherche à écraser ses collaborateurs, avec les dégâts psychologiques que l’on connaît.
Confrontation à l’autre. En matière de management, c’est donc une chose de savoir ce qu’il faut faire ; cela en est une autre d’être capable de le faire. Le processus d’acquisition des compétences managériales n’est pas seulement cognitif ; il est aussi émotionnel. Ce constat a un corollaire : le manager, quand il le devient, ne l’est pas de manière uniforme avec chacun de ses collaborateurs. Si le management ne se réduit pas à une relation entre deux personnalités, comme on veut trop souvent nous le faire croire, c’est aussi malgré tout une confrontation à l’autre. Celle-ci mobilise des ressources conscientes, mais aussi inconscientes, des désirs refoulés qui échappent au manager. Dans la relation avec certains de ses collaborateurs, il peut se rejouer des scènes de sa petite enfance, depuis longtemps oubliées, mais encore douloureuses, simplement parce que « l’autre » lui rappelle tel ou tel souvenir. Ce que les psychanalystes appellent un transfert, pas exclusif à la cure analytique. Pourquoi, sans arriver à se maîtriser, tel manager se met-il systématiquement en rogne avec monsieur X ? Pourquoi, avec madame Y, est-il fréquemment sur la défensive, ce qui l’amène à se montrer trop agressif ? Et pourquoi madame Z le met-elle si mal à l’aise qu’il n’arrive pas à lui dire non ? Tous ces personnages font partie d’une histoire : la sienne. L’explication des comportements qu’il adopte avec eux se trouve pour une large partie dans son passé.
L’expérience : condition nécessaire, pas suffisante
On devient manager, donc. Mais comment ? Dans les business schools, on apprend la finance, le marketing, la gestion de production, éventuellement la gestion des ressources humaines, mais pas ou peu le management. C’est d’ailleurs ce que commencent à dénoncer un certain nombre de professeurs anglo-saxons. Le management est l’apanage de la formation professionnelle, délivrée plutôt par les consultants et les formateurs. La personne en situation de management y apprend à utiliser des outils et à adopter tel ou tel comportement dans le cadre de jeux de rôles filmés. Si le cycle de formation est organisé par son entreprise, on lui inculque en plus la « culture maison ». Cela n’est pas inutile, mais n’en fait pas un manager.
Devenir manager est un travail introspectif pour lequel il n’y a pas de raccourci. Une partie importante de cet apprentissage réside dans la maîtrise de ses émotions en situation d’interaction. Un apprentissage qui résulte donc, avant toute chose, de l’expérience. « C’est en forgeant qu’on devient forgeron », dit le dicton. C’est aussi en manageant qu’on devient manager. On peut aller en formation, accéder aux « bonnes pratiques » de ses pairs par des démarches de benchmarking, demander conseil… rien ne remplacera l’expérience.
Pratiquer est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Quelqu’un peut faire du management, y compris depuis longtemps, et ne rien avoir appris du tout, même pas qu’il ferait mieux de faire autre chose. Apprendre nécessite de s’arrêter, de se questionner sur sa propre pratique. L’apprentissage par expérience se fait pour une partie en dehors de la conscience du manager. C’est là que son propre manager, un coach… peuvent faciliter son apprentissage en remplissant une fonction de miroir qui favorise la confrontation à soi-même, qui permette de prendre du recul, d’interroger sa pratique, de prendre conscience de ses forces et faiblesses.
Le coaching, sérieux et épuré de ses dérives psychologisantes, est une réponse au développement managérial. A une condition au moins : que l’aspect personnalisé de l’apprentissage n’exclue pas la dimension collective de la pratique managériale. Seule, une action de coaching n’est pas suffisante. Elle doit être pensée comme l’un des éléments d’un dispositif professionnalisant qui l’englobe et la dépasse. Son coût réserve malheureusement le coaching à quelques-uns, pas toujours ceux qui en ont le plus besoin d’ailleurs. Du coup, le plus souvent, le manager est livré à lui-même. C’est une fois dans la piscine qu’il apprend à nager. Ce n’est pas forcément la solution la plus efficace, d’une part ; elle peut faire beaucoup de dégâts humains, d’autre part. Et pourtant, c’est la plus courante. C’est sans doute pour cette raison que les managers sont si peu nombreux.
par Eric Delavallée
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